La Maison de Mon Père 4 - L'Art de la Table.
Dans la maison de mon père certaines choses sont absolument sacrées. Des règles auxquelles il ne faut jamais déroger. L’une d’entre elle est le repas. Rien de bien original à priori. Certes la maison de mon père a beau ne pas être tout à fait en France puisqu’elle est en Bretagne, c’est quand même tout près de ce pays ou -comme chacun sait- la bouffe est sacrée.
Donc, dans la maison de mon père, quand sonnent 12h30 et 19h30, c’est l’heure de la messe alimentaire. En mer le soleil et l’étoile polaire sont les repères du navigateur. Dans la maison de mon père, ces deux horaires sont les repères immuables de chaque journée. Et gare à celui qui tenterait de subvertir légèrement l’impeccable horloge biologique qui sonne par des gargouillis d’estomac caractéristiques. Si cela se produit la mine de mon père s’allonge, il semble souffrir affreusement, un malaise l’envahit, ses mains se tordent et il commence à tourner en rond mais pas rond… Bref, ça se passe mal. La fin des infos régionales de France 3 est l’extrême limite de l’acceptable. Ensuite il faut passer à table !
Admettons.
A chacun ses habitudes, ses petites ou grandes manies, et celle-ci en vaut bien d’autres. Alors tant pis, adieu l’insouciance des vacances, le plaisir de manger ou pas, quand on a faim ou pas, longuement ou rapidement, en dedans ou en dehors des repas.
Dans la maison de mon père il faut faire des concessions à l’ordre établi. Allons donc nous mettre à table ! Après tout, quelqu’un qui attend avec tant d’impatience l’heure bénie du repas, en fait certainement une sorte de célébration ! Un de ces moments gustatifs ou la cuisine est un plaisir, un moment partagé, et ou la recette la plus simple est une joie à déguster parce qu’elle a été attendue avec impatience.
En fait, rien de tout cela. Vingt minutes plus tard le repas est terminé, expédié, comme une formalité. Vous avez mangé ? A l’heure ? Très bien, vous pouvez circuler jusqu’à la télé.
Mais ce n’est pas qu’on mange mal dans la maison de mon père, n’allez pas imaginer une chose pareille. Car mon père est un cuisinier hors pair, un as, une toque, un diplômé de l’école hôtelière même. C’est dire ! Mais je vous vois venir…
Rholala… il se moque alors qu’en 20 minutes il engloutit les bons petits plats préparés de main de maître par son petit papa et grand chef. Eh bien vous n’y êtes pas. Car rien n’ennuie plus mon père que de faire la cuisine. A se demander pourquoi l’heure du repas est si importante ? Si il existait une pilule magique permettant de se passer de manger, il serait probablement volontaire pour tester le protocole médical. De mémoire je ne l’ai vu faire une vraie recette qu’une seule fois dans ma vie : un canard à l’orange de légende, pas seulement parce qu’il était réussi mais parce que c’était bien la seule et unique fois.
Dans cette maison de mon père là on ne mange pas monsieur, on se nourrit.
Alors souvent, je me dis, après tout, s’il n’est pas trop possible de torturer le maître dans sa maison en rentrant tard de la plage, en transformant la conséquence d’une grasse matinée en petit déjeuner-déjeuner, en déplaçant la table de la cuisine dans le jardin et toutes ces sortes d’hérésies qui ne sauraient se produire, il y d’autres moyens d’agir.
Par exemple si c’est moi qui fais la cuisine.
Le premier choc est celui de l’ouverture du frigo. Le frigo de la maison de mon père est une sorte d’armoire à froid zen. A l’intérieur un morceau de fromage, une salade et parfois même deux ou trois œufs remplissent à eux seuls le grand frigo blanc et virginal. Il faut bien reconnaître que ça limite le choix des recettes ! Alors généralement, mon premier boulot de cuisinier dans la maison de mon père consiste à faire des courses. Ah, ça, c’est qu’il faut voir sa tête quand je reviens et que je range dans sa cuisine des tomates, des pêches, des carottes, des radis, des crevettes, une sauce au curry, des yaourts, des cornichons doux, des poivrons, des olives, des fraises… A la tête qu’il fait, c’est comme si j’étais devenu un Attila ayant pillé tous les magasins de la région à moi seul. Il faut dire qu’au passage je le prive de l’achat quotidien de ses 6 pommes de terre et de ses 2 blancs de poulet. Et par là même de l’autre rituel immuable de son excursion vers les courses du jour.
Mais c’est qu’il ne faut pas que je traîne ! N’oubliez pas que j’ai un horaire à respecter moi ! Le repas doit être prêt à l’heure sous peines de déclencher les tourments évoqués plus haut. Ca ne va pas sans mal. Car je n’ai pas un chronomètre dans l’estomac, et encore moins pendant les vacances. Ce qui compte c’est le résultat de cette recette de crevettes et de légumes à l’Indonésienne, et si c’est prêt à 12h45 au lieu des 12h30 sacrées et bien… tant pis !
La conséquence est fatale. Si j’annonce la veille que je vais annexer la cuisine de la maison de mon père, alors les craintes et les premiers symptômes le saisissent bien avant l’heure prévue du repas : « Et tu vas faire quoi ? Et tu dois aller faire des courses ? Et c’est compliqué ta recette ? Et tu préfèrerais pas la faire une autre fois (sous-entendu « ça a l’air d’être long, et vu l’heure à laquelle tu te lèves ! »), etc, etc…
A peine suis-je rentré des courses, l’inspecteur des travaux finis intervient déjà alors que les dits travaux n’ont même pas commencé : « Houlala t’as acheté tout ça ? Mais c’est pourquoi faire ? Et tu vas éplucher beaucoup de légumes ? » Assez rapidement je suis obligé de prendre des mesures radicales : déclarer sa cuisine zone interdite à mon père jusqu’à l’heure du repas (12h30 je vous le rappelle encore aussi, y a pas de raison que ça soit que moi). Mais rien n’y fait. Plus l’heure fatidique approche, plus les incursions faussement bonhomme se multiplient : qu’est ce c’est, qu’est ce qu’il a, qu’est ce qu’il fait celui-là ? Et que je te soulève le couvercle des casseroles, que je t’ouvre la porte du four, que je regarde s’il ne manque rien sur la table, que je viens voir, que je repars et reviens 5 minutes plus tard, et que, et que… Tous les prétextes sont bons.
Mais toutes les bonnes choses finissent par arriver un jour. Le repas est prêt, avec un peu de retard car j’aime bien mettre mon grain de sel quand même ! On s’assoit à table et rien que ça paraît lui être un immense soulagement : on va enfin manger ! Ouf ! On l’a échappé belle ! Et généralement dans ce cas là, j’en connais un qui ne boude pas son plaisir, car s’il n’aime pas cuisiner, il aime manger. Si c’est juste bon il me demande la recette (qu’il ne fera jamais sauf dans une version hyper édulcorée), et se ressert deux fois en terminant par un « on a bien mangé dis donc ». Si c’est vraiment réussi alors en plus il raconte quelques anecdotes du temps ou il allait manger chez Troisgros, ou Bocuse ou des repas préparés par le cuisinier d’Eddy Barclay. Et il termine par un « on a bien mangé alors ! ».
Le repas est fini, on peut sortir de table. Mais il reste toutefois un dernier rituel immuable dans la maison de mon père : il doit faire la vaisselle tout de suite après le repas… Et tout de suite, c’est tout de suite… Car en fait je sais bien qu’après avoir profité de ce repas, un autre grand plaisir vient pour lui : le prochain repas. Car déjà commence l’attente et l’immense soulagement de savoir que le prochain repas se déroulera alors dans le credo exact et immuable en vigueur dans la maison de mon père. Car dans la maison de mon père, l’important n’est pas de manger, l’essentiel est d’être à table à l’heure dite.