Au Pied De La Lettre
J’ai eu des grands parents lettrés.
Entendez par là, des grands parents qui étaient obsédés par les lettres. Pour eux, écrire une lettre était un acte extrèmement sérieux. Ecrire une lettre engageait obligatoirement un mouvement de forces que rien ne pouvait plus arrêter, de réactions en chaîne d’une logique implacable.
Pour cette raison, mes grands-parents menaçaient sans cesse d’écrire des lettres.
« Je vais écrire à Paris Match à propos de cet article sur les catholiques (pas question de toucher aux Cathos avec mes grands parents). – Je vais envoyer une lettre à la mairie pour qu’ils aménagent ce carrefour. Je vais écrire au Président de la République, au Préfet, à l’ordre des médecins, à la RATP, à Guy Lux, à la direction du Figaro, à l’ORTF, aux Jeux de 20 heures, à Télérama, à Monseigneur Lustiger, aux machines à coudres Singer, à Beaubourg (cette « horreur »), aux voisins du dessus pour qu’ils fassent moins de bruit, à la SPA, au pape… ».
Ben oui, tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des grands-parents communistes. Les miens ne vendaient pas l’Huma le dimanche, n’appartenaient pas à la cellule Maurice Thorez du 94, ne voyaient pas en Youri Gagarine un héros du monde moderne, ils n’allaient jamais manifester en brandissant des calicots rouges ou des pancartes avec faucille et marteau.
Non.
A la place ils étaient abonnés au Figaro, trouvaient drôle les dessins de Jacques Faizant, allaient à la messe chaque dimanche en pestant contre le concile Vatican II, admiraient De Gaulle, détestaient Mitterand qu’ils appelaient d’ailleurs Mit’ran en signe de mépris, trouvaient que les enfants d’alors (moi) étaient mal élevés, qu’une bonne « tourlousine » n’a jamais fait de mal à personne, attendaient les chars soviétiques au bas de chez eux au soir du 10 mai ’81, et sur le tard ils se sont abîmés dans un racisme Front National même pas honteux…
Pour autant –à ma connaissance- les lettres de dénonciation qu’ils menaçaient sans cesse d’écrire ont rarement franchi l’étape ultime du timbre sur l’enveloppe. Ils faisaient partie de la majorité silencieuse d’alors, tendance conservatrice vieille France. Avec des relents de pétainisme et d’antisémitisme qui remontaient parfois à la surface, bien qu’ils n’aient pourtant jamais fait de mal à une mouche.
Seulement ils étaient du côté de la loi et de l’ordre toujours, de la hiérarchie et du respect des chefs d’abord. On pouvait s'en moquer des chefs, mais seulement comme Thierry Le Luron le faisait, en leur conservant son bulletin de vote.
Leurs pseudo lettres c’étaient leurs manifs à eux. Un peu comme ce personnage d’un livre de Saul Bellow (qui vient de disparaître et dont je vous recommande la lecture) ou le héros, mal remis d’un mauvais virage de sa vie se met à pondre des lettres à tous ceux qu’il côtoie.
Ils n’étaient pas foncièrement méchants. Ils avaient dû se remettre de 2 guerres mondiales, et sans les excuser, ils avaient fait de leur mieux, en croyant à un monde frileux et replié sur lui et des valeurs éternelles et très catholiques.
Juste dépassés et apeurés par la marche du monde, comme parfois je le suis aussi aujourd’hui, mais avec des réflexes différents.
Aujourd’hui je pense un peu à eux quand j’entends tous les délires dans lesquels le référendum sur la constitution européenne nous emmène. Le dernier en date est un sondage (oui, je sais, les sondages, pfff…) qui indique qu’une majorité de votants choisira le Non tout en espérant que le Oui l’emporte quand même !
C’est t’y pas débile !?
Je vote l’inverse de ce que je veux voter en signe de protestation, mais j’espère qu’il y aura assez de gens raisonnables pour voter comme j’aurai dû le faire. Voilà qui a un sale goût de 21 Avril le retour, d’un Le Pen au second tour d’une présidentielle, et d’un 80% de oui à un J.Chirac qui ne sait plus quoi inventer pour espérer se rendre intéressant avec ce référendum.
Ce qui échappe aux discours des uns comme aux autres c’est qu’en Politique comme ailleurs l’usage de la raison n’est pas forcément l’élément moteur.
Comme si c’était sur la seule information que nous posions des choix réfléchis !
Comme si la réflexion était toujours associée à l’action !
Comme si la psychologie, l’état d’esprit si on préfère qu’il soit individuel ou collectif ne pesait pas sur les choix que nous croyons exercer en toute lucidité !
Les hommes politiques sont pourtant bien placés pour le savoir, et les plus populistes d’entre eux savent très bien exploiter et manipuler en recettes simplistes et stupides les remèdes aux craintes et aux peurs du lendemain que nous pouvons tous éprouver. Les De Villiers, les Le Pen, et même les Chirac ou Sarkozy savent cela.
Ne répondre que par des arguments logiques pour promouvoir un oui ou un non, c’est simplement insuffisant.
Bien sûr ceux qui font la promotion du Non ont l’avantage pour eux. Dans le mouvement de récession actuel, une constitution se doit au moins, au minimum, c’est obligé, d’être rien moins qu’idéale. C’est la seule chose qui doit permettre de réparer les injustices, réelles ou imaginaires que l’Europe a fabriqué ou nous promet pour demain.
Sauf que l’idéal c’est inaccessible, c’est soumis à nos changements d’humeur permanents, c’est difficilement transformable en objectif collectif. C’est un but auquel on peut toujours penser, mais qui toujours nous échappe.
Imaginez seulement à quoi correspondrait un monde réellement idéal !???
Ce serait tout simplement horrible, un univers figé et sans mouvement, car au-delà de l’idéal que reste il ?
Les tenants du Oui eux ne peuvent promettre qu’une constitution bancale, un compromis qui toujours dans le contexte d’aujourd’hui ne peut que décevoir tout le monde. Trop libéral pour la vraie gauche, trop sociale pour les libéraux. Pas assez européènne pour les fédéralistes, toujours trop collective pour les souverainistes...
Le fait que cette constitution soit un compromis des volontés contradictoires de nations et d'intérêts différents, une représentation de tout ce qui associe les membres de l’union autant que ce qui les oppose n’a rien de palpitant par rapport à l’idéal.
Le réalisme n’a rien de sexy pour reprendre un terme dans lequel la politique est désormais censée s’exprimer. La constitution est aussi sexy que Raffarin, VGE ou François Hollande, c’est dire !
Reste à savoir sur quelle option on veut se déterminer finalement. Protester c’est respectable, tout comme vouloir qu’une constitution succède à Maastricht et le traité de Nice pour une nouvelle étape européenne.
Oui ou non, peu importe, pourvu qu’on ne se raconte pas des carabistouilles sur le sens de notre choix.
Moi je sais juste que mes grands-parents auraient certainement pesté publiquement avec un De Villiers, menaçant d'écrire à tout un tas de monde, mais que probablement, dans l’isoloir, ils auraient suivi les conseils du Président Chirac… à la lettre. Mais en continuant à se raconter des histoires.