Les Sentiers de la Gloire.
Dans l’express de cette semaine, Eric Conan s’interroge gravement pour savoir s’il faut avoir honte d’être Français. En s’appuyant pour dénoncer les effets des reproches faits à la République sur le film « Les Indigènes », et pour espérer un retour au patriotisme sur « La Tyrannie de la Pénitence » de Pascal Bruckner, Eric Conan entend régler son compte à cette honte qui gangrènerait notre société.
S’en prenant aux politiques qui rejettent sur le passé leurs incapacités d’aujourd’hui, et les intellectuels qui se réfugient dans un œcuménisme hypocrite, Eric Conan se plaint d’une France qui s’apitoie sur elle-même, et s’oppose à l'idée que « plus la France aura honte de ses crimes, plus les problèmes actuels de ceux qui s’identifient à ses victimes du passé se résoudront ».
Pour lui, cette surenchère victimaire ne conduit à rien, et nous serions plus inspirés de nous saisir des points positifs de notre histoire pour construire l’avenir.
Bien qu’il convoque Pierre Vidal Naquet à l’appui de sa théorie, je doute que celui-ci aurait appuyé sa démonstration, mais je m’abstiendrai de faire parler les morts comme il le fait.
Car si « dérive perverse » et victimaire il y a, celle-ci ne vient pas de nulle part.
Eric Conan a beau jeu de dire que les enfants d’aujourd’hui n’ont pas à porter les malheurs et la culpabilité de leurs aînés. C’est vrai, mais pas suffisant.
Il ne suffit pas de dire Yaka/Faukon, pour que les effets de l’histoire ne pèsent pas sur des générations et des générations. Sur le fait que les enfants et petits enfants de Juifs déportés, de Maghrébins colonisés, de descendants d’esclaves Africains… ne soient eux-mêmes poursuivis par leur cauchemar historique et générationnel. Et c'est une imposture de choisir d'ignorer que des siècles d’histoire ne façonnent pas durablement un inconscient collectif.
Qu’on le regrette ou pas, une part d’irrationnel continue à faire fonctionner n’importe quelle société à ce sujet, dès lors que l’une de ses composantes vit une forme de culpabilité parce qu’elle a été victime ou parce qu’elle a été bourreau.
Un exemple ? Quand on parle aujourd'hui de ce fameux plafond de verre, qu’est ce qui fait qu’un arabe, un noir, un jaune... ne soit toujours pas –aujourd’hui- considéré à l’égal d’un blanc ? Les raisons invoquées par leurs responsables sont rarement de l’ordre d'un racisme avoué « J’aime pas les Noirs ». Ils sont prêts à admettre leurs qualités personnelles, mais ils préfèrent invoquer –par exemple- que la « clientèle » n’aimerait pas avoir à faire à quelqu’un de couleur à ce poste… et qu’ils ne veulent pas prendre ce risque.
Idem pour louer un appartement, entrer en boite de nuit, obtenir un crédit immobilier, un emploi, une revalorisation de poste ou de salaire, devenir une personnalité des médias, être choisi comme candidat à une élection par un parti politique …
La honte naît de la culpabilité, mais de cette honte on peut faire bien des choses.
Je veux bien être d’accord avec Conan et Bruckner s’ils en ont après la honte qui conduite à se réfugier dans l’oubli et le déni.
Combien de temps a-t-il fallu attendre pour que la France de 1939-44 ne soit pas uniquement représentée comme une France résistante et qu’on revienne sur les effets de la collaboration y compris après la libération ?
Quel accueil donné à ce sujet au livre-somme de Robert Paxton sur cette part d’ombre de notre passé ?
Puisque Patrick Conan parle de films avec les Indigènes, combien de temps a été interdit en France le film de Stanley Kubrick, Les Sentiers de la Gloire, coupable de ne pas glorifier l’état major de l’armée Française pendant la 1ère guerre mondiale ? 18 ans de 1957 à 1975 !
A propos des Indigènes, qui a appris à l’école que nombre de soldats nés dans l’empire Français sont venus mourir pour nous durant les 2 guerres mondiales ? Combien de temps a-t-il fallu attendre pour les voir et les entendre ?
Combien de temps pour admettre les tortures en Algérie et ailleurs, quand on préfère parler des « effets positifs de la colonisation » ?
Mais ce n’est pas cette honte là que dénoncent Patrick Conan et Pascal Bruckner.
Dans un bel amalgame fourre-tout, ils préfèrent passer sous silence que la honte c’est aussi une prise de conscience. Une acceptation de la responsabilité non pas personnelle, mais d’une nation. Et surtout le souhait de comprendre le passé sous tous ses angles, pour ne pas s’enferrer dans un déni silencieux. Une habitude bien franchouillarde celle-ci. Et qui conduit aux aberrations d’aujourd’hui bien plus directement que les sois disants activistes de la repentance permanente.
Si d’une honte, naît une prise de conscience et une réaffirmation de principes essentiels, alors moi ça me va. On peut se moquer des U.S.A (oui, on le peut, car il y a de quoi), mais eux ont écrit et fait pas mal pour parler et éduquer au sujet du massacre des Indiens, de l’esclavagisme, de la guerre du Vietnam. Eux se sont débarrassés d’un président qui procédait aux écoutes illégales du Watergate… Eux acceptent d’ouvrir leurs archives militaires, ou de leurs service secrets (plus souvent que nous en tout cas)…
« Prôner la fierté Française » comme l’entendent Conan et Bruckner, c’est prolonger la même amnésie nauséeuse, la même fierté de banquet municipal commémoratif. C'est croire qu'il suffit de se parer d'une écharpe tricolore pour que la France étincelle. C'est élever au firmament des actes républicains un défilé du 14 Juillet. Et ne célébrer la société civile que quand elle joue au foot avec une équipe de France Black-Blanc-Beur.
La fierté de Conan et Bruckner, leur propre « Sentier de la Gloire » c’est précisément de s’accrocher à cette culpabilité honteuse qu’ils prétendent dénoncer. Qu’ils ne comptent pas sur moi pour marcher dans leurs traces.