Faudrait Pas Croire Que...
Faudrait pas croire que je ne fais que lire le journal dans le train qui, au moins deux fois par jour, m’emmène et me ramène vers mes occupations quotidiennes.
Parfois je le pose sur mes genoux et je reste un long moment à contempler mes voisins voyageurs. Je ne suis pas de ceux qui se concentrent –quoi qu’il arrive- sur leur lecture. Ou sur celles (de plus en plus rares) qui sont en train de tricoter, ou tous ceux qui fixent la vitre mais pas ce qui se déroule derrière celle-ci… ceux qui se sentent agressés par le monde du matin qui piétine sans vergogne leur vie qui s’éveille. Ceux qui se roulent en boule à l’intérieur d’eux-mêmes comme pour retrouver la couette dont ils sont sortis trop tôt. Ca m’arrive aussi, mais c’est rare.
Donc, je disais que quand je pose mon journal, j’aime bien contempler mes voisins voyageurs.
C’est cette femme hier soir qui m’en a fait prendre conscience plus que d’ordinaire. Elle s’est assise en face de moi. Pas très grande, menue, presque maigre en fait. Environ la cinquantaine, les cheveux courts et un peu bouclés. Châtains foncés les cheveux. De grandes cernes sous les yeux, des lèvres fines sur une bouche maintenue serrée. J’ai cru à un moment qu’elle allait pleurer, mais non. Impossible de savoir si elle vivait un moment difficile, ou si l’accumulation de ces moments l’avait transformé au point qu’elle n’était plus que ça : de la tristesse. J’aurai pu lui demander si ça allait, mais elle n’a pas pleuré alors je n’ai pas osé. Elle se contenait peut-être. Alors j’ai fais pareil.
Au fond j’ai de la chance de prendre le train.
Tous mes compagnons de voyage je les contemple, quelques secondes ou quelques minutes. Je ne sais rien d’eux, mais en les regardant j’essaie d’imaginer leurs vies. Celle-ci vient de déposer les enfants à l’école, elle court au boulot et envoie un sms à son mari. Celui là, avec sa serviette et ses bouquins doit être un prof de fac. Les quatre Africaines en boubou, volubiles et sonores rentrent sans doute chez elles après avoir travaillé de nuit. Ce monsieur est sans travail depuis longtemps, et sans doute il boit trop. Ces deux là sont amoureux (ça, ça se voit tout de suite), etc, etc…
Si par nécessité ou par préférence je roulais en voiture, je ne verrais rien de tout cela. Avoir sa voiture c’est déjà revenir dans son univers à soi. Un espace clos, étanche. On est déjà presque chez soi. On écoute sa radio, sa musique. En plus « c’est nous qui conduit ». On reprend le pouvoir.
On n’est pas obligé, comme dans les transports en commun, de faire des concessions supplémentaires à la vie en société, alors qu’on sort d’en prendre justement ! De la vie en société par actions, avec taux de rentabilité, taux d’employabilité et taux de débilité assez souvent bloqués au maximum.
Mais dans ce voyage en train, c’est le moment où je croise quelques aiguillages de ma vie dans la vie des autres, et le chemin que je leur imagine. Je ne suis pas dans la précarité de ceux qui de plus en plus nombreux paraissent errer plus que se déplacer dans ces trains. Je ne suis pas dans la détresse de cette femme assise face à moi hier soir. Je ne suis pas dans les chemins de vies de tous ces voyageurs que je remarque, pas vraiment dans leurs rails à eux. Mais je n’ai pas de voiture. C’est que j’ai fais d’autres choix, j’ai vécu d’autres choses aussi qui font que je ne suis pas vraiment dans les clous de la soi-disant vie normale. Je n’aimerai mieux pas d’ailleurs. Je ne suis propriétaire de rien, je ne suis pas marié, je n’ai pas d’enfants, je n’ambitionne pas d’être un peu moins sous-chef de quelque chose… je ne rêve pas d’avoir un 4x4, ni un écran plat, ni une résidence secondaire, ni de passer des vacances dans un hôtel de luxe. Alors pas besoin de voiture non plus. Logique.
Ca ne fait pas de moi quelqu’un de différent, de meilleur ou de pire que les autres.
Juste quelqu’un qui croise dans le regard, l’attitude et la posture de tous ces voyageurs des bribes de sa propre histoire vécue, rêvée ; passée, à venir ; heureuse, terrifiante… d’une vie qui hésite entre y croire et parfois pas.