Take The A' Train
Cette note est indirectement suggérée par Anastomoses, et par le départ en vacances qui approche.
C’était une de ces années bizarres, de ces vacances bizarres que connaissent les enfants qui débutent dans le domaine dit des « familles recomposées ». Recomposé n’est d’ailleurs pas le bon terme, séparé tout simplement convenait mieux.
Pour les vacances d’été, il avait été convenu que ma petite sœur et moi nous irions rejoindre nos grands-parents qui chaque année prenaient leurs vacances d’été à Chamonix. Financièrement c’était le seul moyen possible pour partir en vacances, ce qui faisait de moi un privilégié par rapport à Claude, Antoine ou d’autres amis d’enfance qui eux ne partaient jamais l’été.
Pour l’occasion notre mère et ma marraine s’étaient fendues d’une enveloppe exceptionnelle contenant de l’argent de poche, pour que nous puissions nous amuser là-bas pendant 1 mois. J’imagine que ma mère devait être triste de ne pas pouvoir partir en vacances avec nous, et qu’elle voulait nous octroyer un chouchoutage compensatoire à son absence. Il y avait peut être 400 Francs, ce qui représentait vraiment beaucoup d’argent, en tout cas bien plus que ce que je n’avais jamais reçu de toute ma courte existence.
En tant qu’aîné j’avais la responsabilité d’être le banquier de ce trésor. J’avais gardé l’argent dans son enveloppe, et inquiet de pouvoir perdre une telle somme, je la portais toujours contre moi, dans une poche. Et tous les quarts d’heure, pris d’une inquiétude soudaine, je vérifiais que l’enveloppe était là, bien là, toujours là.
Nous avions chacun une petite valise contenant nos affaires et un sac à dos avec des sandwiches, de l’eau et de la lecture pour le voyage. De ces valises en carton bouilli qui avaient dû servir aux vacances de mes grands-parents il y a bien longtemps, le modèle Linda de Suza. De ces sacs à dos modèle tyrolien qui résiste à tout.
Le jour J à la gare, le train était là, qui semblait ne plus attendre que nous. Comme c’était les grands départs de l’été, la SNCF utilisait encore beaucoup ses vieux trains, ceux que j’allais retrouver 10 ans plus tard en tant que transport officiel de trouffions.
Nous étions dans le compartiment classique couleur vert bouteille, avec des banquettes en moleskine marron. Des photos en noir et blanc de « nos beaux paysages de France » ornaient les cloisons à l'intérieur de cadres en aciers inviolables.
Notre mère nous fit de gros bisous accompagnés des ultimes recommandations d’usage (ne pas suivre les inconnus, en cas de souci demander à parler au contrôleur, être bien sage, surtout avec Papie et Mamie, et lui écrire des lettres et des cartes postales). Elle était sans doute attentive à dissimuler la tristesse de nous laisser, et nous du haut de nos 11 et 8 ans respectifs nous étions surtout excités par ce premier grand voyage en solo, loin, sans la surveillance des adultes, en train en plus !
Alors nous voilà partis.
Le but du jeu est d’occuper les places côté fenêtre. Pas question de faire un voyage en train tout seuls sans pouvoir profiter du paysage. Alors on profite ! Mais au bout de quelques heures le temps commence à paraître un peu long. C’était pas des TGV ces trains ! Et on en avait pour toute la journée à arriver à Chamonix. Alors la faim commence à nous tirailler l’estomac. Je plonge dans le sac à dos afin d’en ressortir les sandwiches soigneusement enveloppés dans du papier alu et les fruits prévus à cet effet. Ouais… Bon... Bof… !
Je regarde ma petite sœur : « Dis, et si on allait manger au wagon restaurant ? ».
C’est que les voyages et les vacances ça creuse !
Et puis si on voyage seuls comme les grands alors c’est qu’on a le droit de tout faire comme eux.
Elle me dit « Oh oui ! » comme si elle n’avait rien mangé depuis 3 mois et qu’en plus elle avit le droit de faire une délicieuse bêtise.
Alors ni une, ni deux, nous voilà tous les deux en train de remonter les wagons jusqu’au wagon restaurant. Autant dire une zone interdite et réservé aux adultes, et qui plus est aux adultes avec des sous. Un wagon restaurant je n’avais jamais fait plus que de le traverser pour rejoindre l’autre partie du train. Mais cette fois, c’est pas pareil. On peut faire ce qu’on veut. « C’est nous qui choisit ».
Alors on entre, avec un sentiment sacrilège. Il y a des tables couvertes de nappes blanches qui sont encore libres, et un garçon s’approche de nous et très sérieusement nous demande « Vous voulez déjeuner ? ».
C’est l’instant de la dernière hésitation, le dernier moment pour faire machine arrière. Mais le train nous emmène en vacances lui, alors je répond « Oui, on voudrait déjeuner » en vérifiant machinalement la présence de l’enveloppe dans ma poche.
Imperturbable, le garçon nous installe à une table (près de la fenêtre, voilà quelqu’un de psychologue). Et il nous apporte le menu.
Bon évidemment, je me doutais bien que les prix seraient différents des Smarties à la boulangerie. C’est le cas !
Mais on s’en fiche un peu. On est en vacances. On est les maîtres du monde avec notre argent de poche. On a faim. Et on a répondu « oui » au serveur alors c’est trop tard.
Du coup, ma sœur et moi épluchons consciencieusement le menu. Et là, miracle des miracles, il y a des steacks frites au menu ! La grande classe internationale !!! Alléluia !!! Allah est grand !!!
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire nous voilà attablés devant 2 énormes steacks grillés servis avec un peu de beurre persillé et accompagnés d’une méga portion de vraies frites (le serveur a dû filer la consigne au cuisinier). C’est plus des vacances, c’est le paradis !
Sur notre lancée on s’enfile même un dessert (une crème caramel pour moi). Miam !
Il n’y a pas à dire, dans un wagon restaurant, le trajet passe plus vite, les paysages sont plus beaux, le départ en vacances est plus joyeux même si il ponctionne la moitié de l’argent de poche que nous avions au départ du train.
Il faudra juste qu’on se débrouille pour dissimuler aux grands parents cette dépense d’un luxe inouï qui risque de nous valoir quelques bonnes engueulades. Tiens d’ailleurs, le secret a été bien gardé. A cette date personne dans la famille ne connaît cette histoire !