Finalement C'est De La Gnognotte.
Avant les objets avaient une vie.
Je me souviens de l'angoisse que faisaient naître la visite à la maison de mes cousins les plus jeunes.
Ces petits salopiots allaient être c'était sûr- attirés par ma collection de maquettes d'avion comme certaines mouches par la bouse de vache. Je vivais alors des moments de terreur en voyant débarquer cette marmaille, qui allait faire subir des vols d'essais à mes chefs d'uvre en plastique de chez Heller, Revell ou Tamiya (celles là elles coûtaient cher) patiemment peints, décorés, collés et assemblés pour atterrir en formation sur l'étagère de ma chambre, ou être suspendus par un fil nylon au dessus de ma tête de lit.
Puisqu'il n'était pas question de se faire justice soi-même de manière préventive afin de dissuader ces sales petits morpions de toute tentative prédatrice, j'en étais réduit à devoir attendre la destruction totale ou partielle d'un de mes chefs d'uvre au 1/72ème.
Pour couronner le tout, mes plaintes avec les débris en main comme preuve du délit, ne trouvaient auprès de ces maudits adulte que des commentaires stupides et totalement inappropriés : « c'est pas grave, c'est juste une maquette », « tu n'as qu'à recoller les morceaux cassés » Ou pire, comme les « c'est pas de leur faute, ils sont petits, ils savent pas », ou encore « on est occupé là, laisses nous tranquille ». Quelle calamité !
Que faisait t'on de tous mes efforts de mini constructeur aéronautique, de ma réputation de collectionneur, de la perte sèche de mon argent de poche investi dans mes joujous de rêve !
Les objets et moi ne faisions qu'un. Je gardais tout, collectionnait tout : les journaux, les maquettes d'avions, les dessins, les lettres, les fossiles et les cristaux, les crayons de couleur, les canifs, les pièces détachées de vélo, les billes, les vignettes panini, les peluches, les voitures Matchbox, et autres zigouigouis de toutes sortes. Une vraie brocante, un marché aux puces pour moins de 12 ans.
Je vivais comme un vrai déchirement la perte ou l'anéantissement de la moindre pièce de ma collection, dont je tenais cérébralement un catalogue extrêmement précis, exhaustif et détaillé.
J'ai longtemps gardé cette relation quasi organique aux objets m'appartenant, y compris ceux que j'avais parfois emprunté à vie à leurs légitimes propriétaires Hum.
Et puis un jour aller savoir ce qui s'est passé. Mais ça m'est passé.
J'en ai eu la confirmation le jour ou j'ai prêté mon appareil photo à fiancée.
Cet appareil photo je me l'étais offert à coups de mois d'été passés à travailler dans les jobs les plus idiots (NDLVN : un jour, faire une note sur les boulotsidiotsdel'été). Patiemment j'avais accumulé de quoi m'offrir le reflex de mes rêves, avec un 50mm, et puis après 2 zooms et les filtres polarisants et anti UV pour aller avec. Pas un haut de gamme hors de portée de mes rêves les plus fous, mais un bon appareil débrayable en tout manuel qui allait me permettre de faire pleins de trucs forcément très chouettes.
Je prenais soin de lui, et bien des années après il fonctionnait aussi bien qu'au premier jour. Lui et moi on se connaissait si bien qu'il était devenu une prolongation de ma main que je manipulais les yeux fermés. Oui, bon, je sais, faire des photos les yeux fermés c'est pas forcément la meilleure idée. Arrêtez un peu, avec vos remarques quoi !
Et puis il était arrivé ce qui devait arriver. Dans sa rando', Fiancée avait fait tomber mon appareil photo sur un gros caillou de quelques dizaines de tonnes qui traînait bêtement par là. L'angle de la chute avait bousillé la monture du boîtier et l'objectif au passage, comme si on l'avait décapsulé. Je me retrouvais avec un appareil photo irréparable, tout juste bon à prendre des photos dans les coins. Fini l'appareil photo.
Et là, sans que la mine conster-navrée de Fiancée n'y soit pour quelque chose, passé les premières secondes ou un 'aaaaaargh' intérieur ne réussissait à trouver mes cordes vocales là rien. Passé ces premiers instants de fin du monde, rien d'autre qu'une sorte de « Ah ouais, bon, et ben tant pis, c'est juste un appareil photo, un truc en plastic et en métal. Tant pis, et 'pi voilà. »
Et depuis c'est comme ça.Les choses sont devenues de la gnognotte.
La gnognotte est la matière première avec laquelle les objets réels sont construits.
La gnognotte règne en maître sur mon monde matériel.
Peut-être que j'ai juste admis que la valeur des moments offerts à travers un objet (un objectif ?) valait mieux que l'objet lui-même. Bon ! Je tiens toujours au peu de choses que j'ai en ma possession pourtant. Mais quand c'est plus là, et ben c'est plus là, voila tout.
De mon passé possessif il me reste encore le soin à apporter à certains objets. Par exemple, si un livre glisse dans ma bibliothèque et se retrouve tout de travers, de guingois, les pages éparpillées et tout tordu vite, vite, je le remets bien d'aplomb. Sinon, j'ai l'impression qu'il a mal ce livre, qu'il est en train de souffrir. Comment laisser faire une chose pareille ! C'est odieux !
Ce matin quelqu'un m'a dit que ce n'était pas grave. Tant que je ne me mettais pas à lui parler à mon livre, ou à éclater en sanglots devant ce triste spectacle. Tant que le matin, dans la rue, je n'arrachais pas le journal des mains d'un(e) inconnu(e) en hurlant sur le sort horrible subi par rouleau de papier aplati, découpé, assemblé par une rotative, rien de grave n'était en train de m'arriver.
De la gnognotte je vous dis !
Jean-Christophe Menu est l'un des membres fondateurs et l'un des piliers de la maison d'édition L'Association. Sa carrière commence pourtant neuf années auparavant, en 1981. De fanzines en collaborations en passant par un travail de journaliste spécialisé dans la bande dessinée, Menu a tout fait. Il est aujourd'hui considéré comme l'une des figures-clés de la scène indépendante. Hors catalogue de L'Association, son travail a trouvé refuge dans des journaux comme Spirou et Psikopat et chez des éditeurs tels que Futuropolis.
(source : www.lambiek.net)