Mon Immeuble Yacoubian 2 - Mme Bigoudy
J’avais l’habitude de voir Mme Bigoudy tôt le matin en bas des escaliers. Comme beaucoup de personnes agées qui dorment peu, Mme Bigoudy est du genre à se lever tôt, à aller faire ses courses à peine plus tard tout en prenant un temps infini pour faire chaque chose.
Depuis combien de temps Mme Bigoudy vivait elle dans cet immeuble ? Je n’en sais rien… Elle en fait partie de l’immeuble, autant que du quartier dont elle a dû voir les transformations au fur et à mesure des années. Quand notre rue n’était encore qu’un passage qui communiquait dans la rue principale par un petit escalier, quand en face il n’y avait encore que des ateliers municipaux en semi désaffection remplacés depuis par la nouvelle bibliothèque municipale et le siège d’un syndicat national que Coluche moquait sous la dénomination de « syndicat qu’il vous faut ».
Quand je croise Mme Bigoudy c’est souvent tôt le matin, le samedi, parce que je dois partir à un cours en début de matinée. Elle est en bas des escaliers, dans le hall, devant les boites à lettres. Elle se déplace lentement Mme Bigoudy, dans sa blouse bleue à fleurs du plus pur style Mère Denis, avec des chaussures qui ressemblent à des chaussons, à moins que ce ne soit l’inverse. Si elle a vu l’évolution de la mode féminine depuis un moment Mme Bigoudy, ça fait aussi un moment que celle-ci n’a plus de prise sur elle. Et comme elle se déplace vraiment lentement, j’ai tendance à penser qu’elle se lève encore plus tôt que je ne le pense, pour pouvoir descendre les escaliers qui la mène de son palier jusqu’au pied des escaliers.
Mme Bigoudy accueille ses visiteurs en bas des escaliers. C’est là qu’elle nous reçoit en quelque sorte. Pour voir du monde, Mme Bigoudy nous attend en bas de l’escalier, son escalier. Elle quitte son petit appartement ou elle loge depuis dieu sait combien de temps. Chez elle il doit y avoir une pendule qui dit oui, qui dit non, qui dit qu’elle nous attend, alors Mme Bigoudy vient chercher de la compagnie en bas des escaliers. Dès qu’elle croise quelqu’un, un sourire lui vient sur la tronche, on dirait presque une jeune fille. Elle dit bonjour, et qui aurait le cœur de ne pas lui répondre par un sourire et un bonjour à peu près équivalent ? A part le jeune cadre à la con qui ne dit jamais bonjour à personne de toute façon.
C’est là que les ennuis commencent. Enfin, si on est un peu pressé parce qu’on a un cours qui commence dans trois quarts d’heure. Car Mme Bigoudy a toujours quelque chose à dire. Elle n’a pas fait tout ce chemin depuis chez elle pour rien d’abord ! Mme Bigoudy s’y connaît. Elle lance son bonjour et son sourire comme un pro de la pêche à la ligne appâte le poisson. Mme Bigoudy elle, elle pêche les conversations.
Et n’allez pas croire que c’est pour me –nous- faire part de ses hautes considérations sur l’évolution météorologique du jour, les feux verts qui passent au rouge, ou l’évolution du prix de la baguette en variation corrigée des données saisonnières dans les 4 boulangeries du quartier sur les dix dernières années. Depuis son appartement Mme Bigoudy a tout le temps de lire les journaux, ou les livres, d’écouter la radio ou de regarder la télé une fois rentrée de ses courses quotidiennes.
Depuis le temps qu’elle vit ici, Mme Bigoudy a eu tout le temps de savoir quoi dire et comment le dire à quiconque vit dans l’immeuble.
Avec le jeune cadre à la con, elle ne perdra même pas son temps. Avec Mademoiselle Kim elle racontera à quel point elle trouve son bonnet jaune canari ravissant, et pourquoi on appelle certains chapeaux un « bibi », que c’est même une copine à elle, dans le temps, qui travaillait chez Balenciaga qui le lui a expliqué. Au jeune prof amateur de vélo, elle aura un mot d’encouragement quand elle le verra sortir pour une balade. Avec les gamins du 3ème elle leur racontera qu’elle aussi elle faisait de la trottinette quand elle était petite, mais pas des comme ça, c’est en quoi, en aluminium ? La sienne, dans le temps, avait des roues plus grandes. Et puis, bon, allez-y les gosses, mais soyez prudent avec toutes ces voitures ! Etc, etc…
Et puis avec moi, après le bonjour et le sourire de comme qui rappellerait la jeune fille qu’elle était, ça dépend des fois. Elle voit bien que je suis en route pour un rendez-vous. Elle attend que ce soit moi qui commence, qui pose une question. Si je suis en retard et que je n’ai pas beaucoup de temps, elle me dit mi-question, mi-assertion « on se verra peut être à votre retour » et me regarde partir. Je passe la porte d’entrée en entendant comme une pendule qui dit oui, qui dit non. Si j’ai le temps, ou si je le prends, alors c’est comme si Mme Bigoudy avait le feu vert. Nous voilà partis à discuter du livre que je suis en train de lire, du Parc ou elle aimait se promener quand elle pouvait encore marcher un peu longtemps, de n’importe quel sujet qui s’improvise comme ça, là, tout de suite.
Et puis au fur et à mesure Mme Bigoudy s’est faite de plus en plus rare. Descendre les escaliers devait lui prendre de plus en plus de temps. Elle se faisait de plus en plus vieille, on la voyait moins souvent, puis presque plus. Il n’y avait plus de discussions au pied des escaliers. Et un jour, il y a eu un petit carton accroché au panneau d’affichage, à côté des boites aux lettres. Un bristol traversé de part en part de deux liserés gris qui nous disait en quelques mots que la pendule de Mme Bigoudy avait fini par dire non, par dire non.