Little Kevin
Depuis mon adolescence, il y a toujours un Kevin que je vois grandir, pas loin de chez moi : chez les voisins, à l'entrée de l'école... Je le croise dans la rue, dans les magasins, chez des amis dont ils sont les amis de leur progéniture... Les Kevin pullulent.
Pour être juste c'est d'abord leurs parents que j'ai entendu.
Keeeeeeeeviiiiiiiiiiiiiin était une sorte de cri hystérique poussé à intervalle régulier par la maman du K. Exaspérée, fatiguée, elle tentait pour la énième fois de faire comprendre à Kevin qu'il ne faut pas mettre sa petite soeur dans le mixeur, qu'il ne faut pas manger le rouge à lèvres de maman, qu'il ne faut pas lancer les verres en cristal du haut du 5ème étage... "Kevin arrêêêteuh !" était la phrase contenant à la fois la raison, son explication et l'ordre de mise en application.
Il va sans dire que Kevin n'en tenait jamais compte. Après tout, il était le plus beau bébé du monde, ce qui justifiait de le planter devant la télé dès son réveil, chaque jour, avec une immuable régularité. "J'veux vouaaar les dessins aniiimés" plaidait-t'il avec douceur quelques mois plus tard, en plantant sa fourchette dans la main maternelle au moment ou cette dernière s'était mise en tête de le soustraire au Club Dorothée pour qu'il avale ses Corn Flakes.
Aussi l'âge aidant, les cris de Mme Kevin mère se faisait de plus en plus puissants, et de plus en plus inutiles. Sacré Kevin !
Parfois je la voyais cette maman, se confier à la mère de Jennifer : "j'en peux plus" disait-elle dans un souffle exténué tandis que Kevin et Jennifer rayaient assidûment la peinture de la voiture de Mr Grombert avec le trousseau de clé pris dans le sac de maman.
Le sac lui-même gisant un peu plus loin au milieu de la route.
Le père de Kevin finissait par arriver, la mère répétant sa supplique "J'en peux plus", le paternel de Kevin grommelait un "Ouais, bon. T'as qu'à pas te laisser faire." juste avant d'exiger que son épouse ne réintègre sa cuisine, parce que c'est quand même pas lui qui allait préparer à bouffer avec les journées de boulot qu'il se tape.
Cherchant Kevin du regard, (il s'était éloigné depuis déjà au moins 20 minutes) maman réintégrait docilement la maison, sans même se demander par qui au juste elle se laissait faire, gémissant un dernier "Keeeevin" pathétique.
Un peu plus tard, j'ai régulièrement vu les parents de Kevin se rendre à l'école afin de se faire expliquer que Kevin ne pouvait pas frapper les enfants sous prétexte qu'ils portaient un blouson Chevignon et pas lui, qu'il avaient un portable et pas lui, un lecteur de cd et pas lui...
Cette fois le père de Kevin était convoqué aussi, et bien décidé à user de son autorité paternelle il commençait à engueuler la prof principale ou le conseiller d'éducation : "Si vous faisiez correctement vot' boulot, y aurais quand même pas tous ces problèmes. Et en plus, l'école maintenant c'est rien d'autre que de la ségrégation sociale."
Au bout de ce dialogue de sourd le père de Kevin promettait toutefois de réagir. Ramenant Kevin à la maison à bord de sa Golf GTI (la seule de l'immeuble, il en était pas peu fier), papa menaçait d'un définitif "J'te préviens pas de Play Station à Noël si ça va pas mieux à l'école."
A l'entrée anticipée de son BEP en électromécanique le père de Kevin était pas peu fier d'annoncer à ses potes : "En plus il va sûrement pouvoir fabriquer des décodeurs Canal+ pirates pour que dalle". Kevin, les yeux rivés sur DestroyNukeFuckZombie III (un jeu Play Station) en oubliait sa pizza malgré les appels de sa mère : "Keviiiiine, finis ta piiiiizzaeuh".
C'est à ce moment que je cessais de cotoyer le voisinage des Kevin pour un moment.
Je les retrouvais de temps en temps à l'entrée de l'immeuble ou j'habitais. C'était leur lieux de rencontre, à quelques centaines de mètres du Lycée Professionnel. L'odeur d'herbe ne trompait pas là-dessus. Encore moins le fait de devoir de temps en temps enjamber quelques sweat à capuches et jeans baggy affalés sur le sol.
Le Kevin Club en pleine réunion interrompait ses débats ("oué, trop bonne la meuf...") pour répondre à mon "bonjour" d'un "...jouuur" plein de lassitude, ou plus souvent d'un "nnnngg..." quasi inaudible. La rebelle attitude des Kevin battait son plein.
Le Kevin Club avait aussi ses malheurs.
J'en voyais parfois revenir entre deux gendarmes l'air aux abonnés absents, ou allongé par terre, la mobylette rouge de livraison de pizza emmanchée dans un 4x4, dans une rue à sens unique visiblement prise à l'envers.
Aux urgences c'était l'occasion de retrouver la maman de Kevin. Elle venait seule, ayant décidé de ne plus se laisser faire par son ex-mari finalement, ou ayant été larguée par lui. De sa voix sortait un "Keevin" inquiet et toujours aussi plein d'incompréhénsion.
Cette fois j'avais de la peine pour elle, la mère de Kevin.
Son gamin plâtré allait heureusement s'en tirer.
Depuis il a ouvert un skyblog pendant sa convalescence.
Kevin nous présente sa passion pour le tuning (surtout les Golf GTI), la 'zique qui déchire et publie des photos de lui et de ses copines : "là c Jenyfer, elle m'e fé tro kiffer cete meufe". On dirait que Kevin est amoureux. S'ils ont des enfants ils l'appeleront Troy si c'est un garçon et Nolwenn si c'est une fille.
Tu sais quoi ? Même si j'ai du mal à te supporter, sincèrement : "Bonne chance Kevin."