Victime De La Mode
Il m'est apparu qu'il y avait deux modes.
D'une part, la mode s'efforce de faire correspondre au vêtement décrit des usages, des caractères, des saisons, des fonctions: "Une robe pour le soir, pour le shopping, pour le printemps, pour l'éludiante, pour la jeune fille désinvolte..." Dans ce cas l'arbitraire de la mode est esquivé, masqué sous ce lexique rationaliste, naturaliste. Elle ment. Elle se cache sous des alibis sociaux ou psychologiques...
D'autre part il y a une autre vision de la mode qui consiste à renoncer à ce système d'équivalence et à édifier une fonction proprement abstraite ou poétique. C'est une mode oisive, luxueuse, mais qui a le mérite de se déclarer comme une forme pure.
R.Barthes / A propos de "Système de la Mode".
Avant 3 ans :
Me souviens pas vraiment de ce que je portais. Certaines photos attestent d'un goût visible pour le blanc et la laine. Mais les photos sont en noir et blanc (ouais oh, la photo couleur existait déjà hein !)
3 à 5 ans :
Je commence mes approches vestimentaires personnelles. Essentiellement cela consiste à me déplacer dans l'appartement familial avec les chaussures de mon père ou ma mère aux pieds, pour voir ce que ça fait. Et ça fait un équilibre instable.
5 à 7 ans :
Le vêtement reste avant tout une chose utilitaire, heureusement : slips kangourous, sous pulls bleus ou marrons en acrylique qui font des étincelles dans la nuit. La classe !? Début d'un sentiment « Desprosgien » profond de haine pour les coiffeurs qui mériterait une note à elle seule.
8 ans :
Première double trahison vestimentaire. Ma marraine m'offre un pantalon au lieu de m'offrir un truc sympa pour jouer genre patins à roulette (trahison 1). En plus le pantalon est d'un mélange de carreaux jaunes et marrons (je vois à quoi vous pensez, c'est bon !) que je me mets à détester instantanément (trahison 2). Je cache ma joie
8 à 12 ans.
Premières vélléités d'indépendance vestimentaire. A l'époque le « no logo » règne en maître dans les fringues pour gosse. Pour un jeune mâle pré-pubère comme moi, le sommet de la mode c'est un survêtement Adidas. Hors de prix pour le budget familial.
Grosse bouderie dans le magasin entre un survêtement « pas Adidas » rouge et un autre marron. Je finis par convaincre les finances maternelles pour le rouge après une pénible argumentation sans fin. Victoire à la Pyrrhus.
12 à 14 ans.
Plus question de se faire imposer des vêtements. Le jean doit être un vrai jean, et pas un truc fabriqué en Pologne que je dois essayer au marché entre les fromages et les cageots de fruits des marchands mitoyens.
La vue d'une ligne blanche, traçant un pli rectiligne sur mon jean préféré (chèrement négocié pendant des mois et des mois), provoqué par le fer à repasser m'abasourdit et me désespère totalement. Chaussures : Adidas Stan Smith for ever, c'est pas les p'tits bourges en Nike qui vont me convaincre du contraire. Non mais !
14 à 17 ans.
Le rock arrive. J'éxècre tous ces babas cools en pull difforme, écharpe mauve, à la vivacité d'une limace, écoutant Génésis et autres Yes. Pouacre. Le punk et la new wave sont là, c'est ce qu'il me faut. Les tentatives de cheveux bleus sont mal supportés par l'autorité parentale.
Le vrai déclic intervient avec le ska et le label 2-tone. Je ne m'habille plus qu'en noir et blanc (un peu de gris à la rigueur) : pantalon (noir), veste (grise), chemise (blanche), cravate (noire) et creepers (noir et blanc). On est pas plus de 2 ou 3 comme ça dans tout le lycée : la classe absolue (enfin à nos yeux !).
17 à 20 ans.
Le rock reste, les fringues s'en vont. Le style devient plus protéiforme et coloré. Mon père s'énerve : « ou est passé ma veste en écossais vert ». Je n'ai pas les moyens de mes ambitions vestimentaires alors il faut bien que j'aille piocher dans le matériel disponible.
Influences muliples tant que c'est ni baba, ni bcbg (mes 2 hantises) ça va. Un petit peu chez les skins pour les Doc Martens, dans les polars Hollywoodiens pour l'imper de l'armée US acheté aux Puces, chez Cure pour le noir, dans les BD de Serge Clerc pour l'allure générale. Rétrospectivement je doute du résultat quelque part entre Etienne Daho et Dépêche Mode (dont je déteste la musique).
Je bosse un mois entier rien que pour m'acheter ce blouson en cuir que je porte toujours depuis.
20-23 ans.
Adieu les modes trop rigides. La vue du chanteur de Talk Talk et des Rita Mitsouko m'encourage à trouver mon propre style du genre n'importe quoi pourvu que ça fasse pas vieux ou conformiste. Celui-ci m'est fourni gratuitement par l'armée Française dont la collec printemps-été-automne-hiver ne comporte qu'une couleur vert kaki (avec une seyante petite touche de bleu nuit pour le béret, et de blanc pour les galons).
Fin de la haine anti-coiffeurs, depuis que le personnel fait des massages de crâne sans se croire obligé de commenter la météo et/ou de me refiler un journal genre AutoPlus ou Newlook pendant que j'attend.
23-25 ans.
Début dans la vie active.
Faut arrêter de rigoler il paraît.
Pas question de passer au costume, mais à la rigueur, chemise-veste-cravate pour convaincre le boss (de quoi d'ailleurs ?) le temps d'un entretien. Une fois en CDI, je reviens à un truc un peu moins coincé. Du moment que les fringues sont propres j'estime que ça ne regarde que moi le comment je m'habille.
Mais ça ne plaît pas à mon directeur commercial, fringué comme Robert Chapatte en 1975, qui me donne l'ordre de venir habillé « à l'américaine » : costume bleu sombre, chemise blanche, cravate rayée.
J'arrive le lendemain matin avec une veste à carreaux, une chemise à pois, un pantalon à rayures, une cravate à gros motifs géométriques et passes le voir à son bureau pour lui dire bonjour.
25-35 ans.
Je gagne un peu plus d'argent, ce qui me permet de pouvoir assouvir quelques fantasmes vestimentaires. Même si ça coûte la peau des fesses me voilà fashion victime, en train de me fournir chez Marithé Françoise Gerbaud, Bill Tornade, Kenzo ou Comme des Garçons.
J'aime bien les vêtements sobres.
Ca on peut dire que du look, il y en a.
Même sans être révolutionnaire pour aller bosser c'est pas toujours évident comme fringues dans le milieu ou j'évolue. J'y vais décontracté et clean. Mon nouveau boss m'assure que j'irai loin si je voulais bien me conformer à l'esprit maison style commercial en photocopieur. Rien à faire.
Depuis 35 ans.
Les folies vestimentaires ne sont plus nécessaires. J'aime toujours les vêtements sobres, les beaux tissus, et je constate que ça a souvent un prix élevé (moi et mes goûts de luxe). La notion de look a bien changé. J'ai plutôt tendance à vider mes armoires de ce que je ne porte plus, que les remplir de nouvelles fringues.
Je ne cherche plus à fabriquer une image ou à construire un personnage.
J'ai besoin de moins de vêtements, mais comme avant je suis toujours capable d'attendre et de chercher sans fin jusqu'à ce que je trouve LA fringue que j'ai en tête.
S'habiller n'est plus la réponse à un manque, ou un besoin de s'affirmer.
C'est devenu souple comme le reflet de mon humeur quotidienne, mais sans cravate.